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éditions gallmeister - Page 2

  • JOE WILKINS : CES MONTAGNES A JAMAIS. SI LOIN ET POURTANT SI PROCHE.

     Capture d’écran 2020-07-22 à 12.21.38.pngIl est bien possible que Gallmeister ait couvert, avec l’ensemble de ses publications, la totalité des états américains. Mais la particularité de cette maison d’édition emblématique c’est de donner la voix, par le prisme de ce courant littéraire qu’est le « nature writing », à des auteurs méconnus aspirant à mettre en valeur la région dans laquelle ils vivent. On découvre ainsi les parcs naturels du Colorado avec Edward Abbey ou les forêts du nord de la Californie avec Gabriel Tallent ou les grandes régions de l’Ouest et plus particulièrement du Montana avec James Crumley. Il est également possible de remonter le temps et de s’attarder sur les grands épopées de ce pays qui semble toujours baigner dans la violence avec en point de mire la conquête de l’ouest  qu’évoquent Bruce Holbert, Glendon Swarthout et Lance Weller qui s’est focalisé sur les affres de la guerre de Sécession et plus particulièrement sur la bataille de la Wilderness. Les éditions Gallmeister ont même réussi le tour de force de faire en sorte que ses auteurs soient davantage reconnus en France que dans leur pays d’origine à l’instar de Benjamin Whitmer et de Lance Weller dont le second ouvrage, Les Marches De l’Amérique (Gallmeister 2011) n’a été publié qu’en France. Poète, devenu romancier, Joe Wilkins, natif des Bulls Mountain dans le Montana qu’il met en lumière dans son premier roman intitulé Ces Montagnes A Jamais, fait partie de ces nouvelles voix et de ce courant particulier où le «nature writing» côtoie certains codes de la littérature noire pour mettre en scène une intrigue tournant autour de ces miliciens bien décidés à s’émanciper des carcans que leur impose un gouvernement et des autorités qu’ils ne reconnaissent plus.

     

    Pour les miliciens du Montana, Verl Newman est une espèce de légende qui a su tenir tête au gouvernement en tuant un garde-chasse venu lui demander des comptes au sujet d’un loup qu’il a abattu. Pour Gillian, Verl Newman n’est qu’un assassin qui a exécuté froidement son mari qui ne faisait que son travail. Pour son fils Wendell, il n’est plus qu’un fantôme qui a disparu dans les montagnes du Montana et dont le souvenir le hante toujours, même s’il a choisi de ne pas prendre parti pour ces milices séparatistes qui l’indiffère. Vivant modestement en travaillant au sein d’un ranch, Wendell voit débarquer dans sa vie le jeune Rowdy, fils d’une cousine incarcérée pour trafic de méthamphétamine, dont on lui confie la garde. Prenant ses responsabilité à bras le corps, Wendell va s’attacher à ce gamin de 7 ans, mutique et sensible qu’il prend sous son aile, comme s’il s’agissait de son fils. Assistante du principal de l’école dans laquelle est inscrit Rowdy, Gillian va également s'attacher  à cet enfant particulier qu’elle se doit de protéger de tous mauvais traitements. Confusions, mauvaises interprétations, c’est sur une série que quiproquos que se dessinent les drames à venir sur fond d’une première chasse légale du loup qui devient le moteur d’une violence que Wendell est bien décidé à repousser afin de ne pas reproduire la trajectoire qui a consumé son père.

     

    Il s’agit d’un roman choral où Joe Wilkins met en avant les points de vue de Wendell Newman et de Gillian Houlton deux personnages que tout oppose suite au meurtre du mari de Gillian froidement exécuté par le père de Wendell. Destiné à ne jamais se rencontrer, l'auteur met subtilement en scène ce jeune enfant autiste qui devient le lien qui va réunir ces deux antagonistes sur fond de préjugés et d’incompréhensions mutuels. C’est l’occasion de découvrir cette région grandiose des Bulls Mountain que l’auteur dépeint avec une belle justesse et une certaine forme de lyrisme, jamais outrancier, en nous immergeant dans cette somptueuse atmosphère de nature sauvage où l’on perçoit les enjeux qui vont opposer les différents protagonistes du roman avec l’exploitation excessive des territoires par des habitants en opposition avec les nouvelles normes écologistes imposées par le gouvernement. Joe Wilkins nous présente donc ces fameuses milices armées, mais également toute une galerie d'individus qui se distancient résolument des autorités cherchant à leur imposer des normes qui vont à l'encontre de leurs modes de vie et qui les poussent même à la ruine ou à la faillite. On s'éloigne donc des caricatures de personnages frustres et débiles pour découvrir des hommes et des femmes aux abois, complètement désespérés qui vont se radicaliser afin de lutter contre des instances étatiques qu'ils ne comprennent plus. Dans cette dichotomie extrêmement bien mise en lumière, Joe Wilkins met en scène avec brio les préjugés qui animent l'ensemble de ses personnages qui vont les conduire jusqu'au drame dont les rouages vont se mettre en place avec une lenteur impitoyable nous conduisant vers une époustouflante confrontation sur fond de sacrifice ultime qui plongera le lecteur dans le désarroi, avec ce vague espoir d'une réconciliation entre des individus que tout oppose, ce qui est loin d'être une certitude. Jalonnant le roman, il y a également ces extraits du journal de Verl qui, au-delà de l'acte abject qu'il a commis, va fusionner avec cette nature qui l'entoure tout en déclamant son amour pour sa femme et son fils Wendell. Un journal qui devient le testament ultime d'un homme qui n'a jamais été capable de montrer son affection vis à vis de sa famille et qui a préféré emprunter la voie de la violence.

     

    Intrigue émouvante que Joe Wilkins décline subtilement au gré des point de vue de personnages attachants, Ces Montagne A Jamais est un premier roman tout simplement magistral.

     

     

    Joe Wilkins : Ces Montagnes A Jamais (Fall Back Down When Die). Editions Gallmeister 2020. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski.

     

    A lire en écoutant : Wayfaring Stranger de Hayde Bluegrass Orchestra. Single : Wayfaring Stranger. 2017 Hayde Bluegrass Orchestra.

  • ALEX TAYLOR : LE SANG NE SUFFIT PAS. TEMPETE DE GLACE.

    Alex Taylor, le sang ne suffit pas, éditions gallmeister

    Franchement je pensais que l’affaire était réglée et qu’après Le Verger De Marbre (Gallmeister 2016), éblouissant premier roman d’Alex Taylor, celui-ci n’allait pas récidiver comme si cet ouvrage lui avait pompé toute son énergie créatrice avec une intrigue âpre se situant  à une époque contemporaine dans un comté rural de Kentucky où les mauvais garçons, en quête de coups plus ou moins foireux, se débrouillent comme ils peuvent dans une région sans avenir pour eux, hormis le cimetière que la population locale surnomme le verger de marbre. Il aura tout même fallut attendre quatre ans pour que l’on retrouve un auteur au talent indéniable qui nous livre avec Le Sang Ne Suffit Pas un roman d’aventure époustouflant dont l’action se déroule en 1748, dans les montagnes de l’ouest de la Virginie alors que l'hiver sévit sur cette région à la fois sauvage et hostile en découvrant toute une galerie de rudes personnages tentant de survivre tant bien que mal dans cet environnement glacial qui devient le théâtre de confrontations mortelles.

     

    En 1748, Reathel ne s’est pas remis de la mort de sa femme et de son fils. En quête d’aventure, il a abandonné sa ferme et erre désormais depuis des mois dans les montagnes de Virginie, accompagné d’un dogue aux allures féroces. Frigorifié, affamé, il pense trouver le salut en s’abritant dans une cabane dont l’entrée lui est pourtant refusée par un colon hostile qu’il ne va pas hésiter à abattre. Dans la cabane, Reathel découvre Della, une jeune femme qui est sur le point d’accoucher. L’enfant nait ainsi dans cet endroit hostile avec une ourse en quête de nourriture qui rôde dans les parages. Mais pour Della et le nouveau-né, il va falloir se méfier davantage des frères Autry, deux pisteurs redoutables qui sont chargés de la retrouver et de remettre l’enfant au chef de la tribu Shawnee qui, en échange, s’engage à laisser en paix les colons de fort Bannock dont le commandement a été confié au docteur Integer Crabtree n’a pas d’autre choix que de respecter ses engagements vis à vis d’indiens de plus en plus impatients.

     

    Pour son premier roman, Alex Taylor nous entrainait dans l’Amérique des marges avec un récit rude, parfois violent oscillant de temps à autre sur un registre onirique empreint d’un certain lyrisme envoûtant qui rejaillissait notamment sur l’atmosphère de l’intrigue prenant des tonalités étranges que l’on découvrait au rythme d’une écriture maîtrisée. Même si on l'a comparé à Franck Bill, Daniel Woodrell ou Daniel Ray Pollock, il faut avant tout souligner la voix originale de cet auteur qui entreprend de s'aventurer sur un autre genre que le "roman noir rural". Se déroulant au XVIIIème siècle, dans un environnement hivernal résolument hostile, Le Sang Ne Suffit Pas à tout du roman d'aventure nous rappelant les grands récits de Jack London où l'on fait la part belle à cette nature sauvage qui devient un véritable adversaire. Ainsi Alex Taylor exploite avec une belle intelligence tous les registres du genre en les incorporants dans un récit qui prend parfois des allures dantesques à l’image de cette ourse attaquant l’un des pisteurs, de cette tempête de glace mortelle qui s’abat sur Reathel et Della ou de la prise d’assaut d’un fort par les indiens Shawnee. Se succède ainsi toute une série d’événements qui vous secoue durablement avec l’ampleur de ces touches subtiles de lyrisme que l’on évoquait déjà dans Le Verger De Marbre et qui servent brillamment ce récit conjuguant la splendeur d’un paysage sauvage où évoluent toute une galerie de personnages farouches qui ont intégré le fait qu’ils peuvent mourir à tout instant. A partir de cette composante, s’instaure des relations âpres entre des protagonistes qui nous surprennent tous avec leur humanité émanant de chacun d’entre eux mais qui est parfois teintée d’une certaine dureté qu’ils mettent en avant afin de surmonter l’adversité de ce monde hostile.

     

    Mais au-delà de ces paysages grandioses, de cette faune féroce et de ces conditions météorologiques hallucinantes qu'Alex Taylor dépeint à la perfection, c’est bien évidemment la galerie de personnages, que l’on croise durant le récit, que l’on apprécie, avec ces échanges abruptes que l'auteur distille au gré de dialogues percutants dont le lecteur peut prendre la pleine mesure avec cette épaisseur qui caractérise l’ensemble des protagonistes aussi secondaires soient-ils. Pour chacun d’entre eux, c’est dans leur passé respectif que l’on trouve la substance expliquant leurs agissements et leurs comportements vis à vis de leurs congénères. Ce sont les souvenirs de sa femme et de son fils défunts pour Reathel, c’est sa vie dans le bordel du fort pour Della, c’est son addiction au laudanum pour Elijah, ce sont ses rêves prémonitoires pour Black Toth, autant de parcours richement étoffés qui habillent ces personnages bousculés soudainement par des seconds couteaux aux caractères tout aussi saisissants à l’instar de l’aumônier Otha ou de l’inquiétant colon français Simon Cheese.

     

    Après le prometteur Verger De Marbre, on comprendra dès lors que Le Sang Ne Suffit Pas, second roman d’Alex Taylor, tient toutes ses promesses avec un récit somptueux où la violence et la sauvagerie deviennent les ingrédients incontournables de scènes dantesques et hallucinantes qui vous laisseront sans voix. Une réussite, tout simplement.

     

    Alex Taylor : Le Sang Ne Suffit Pas (Blood Speeds The Traveler). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux. Gallmeister 2020.

     

    A lire en écoutant : I Was Wrong de Chris Stapleton. Album : From A Room : Volume 1. 2017 Mercury Records, a division of UMG Recording, Inc.

  • JAMES CRUMLEY : LA DANSE DE L’OURS. LE CHAOS DU PERIPLE.

    james crumley,la danse de l'ours,éditions gallmeisterOn ne compte plus les publications dont les romans de James Crumley ont fait l’objet dans les pays francophones sans pour autant rencontrer un véritable succès que ce romancier exceptionnel n’a jamais connu de son vivant, quand bien même a-t-il bénéficié de la considération unanime de la plupart des amateurs de littérature noire qui n’ont eu de cesse d’encenser cette figure marquante du genre. Lire Crumley c’est comme entrer en religion afin de partager cet enthousiasme que l’on ressent, par le biais d’une écriture riche et généreuse, avec quelques initiés qui ne peuvent s’empêcher de vous citer quelques phrases emblématiques d’une œuvre qui a su revisiter l’image du détective privé en suivant les aventures de Milo Milodragovitch ou de Chauncey Wayne Shugrue qui prennent la forme de *road trip* dantesques nous permettant de découvrir ces vastes contrées américaines en nous arrêtant de temps à autre dans quelques rades improbables pour croiser quelques personnages hors norme. Avec La Danse De L’Ours, mettant en scène, pour la seconde fois, le détective privé Milo Milodragovitch, les éditions Gallmeister poursuivent le lifting de l’œuvre de Crumley en nous proposant, pour notre plus grand plaisir, une nouvelle traduction de Jacques Mailhos qui a entrepris de revisiter l’intégralité des romans de l’auteur américain.

     

    A Meriwether, dans le Montana, Milo Milodragovitch tâche de se tenir tranquille en attendant de toucher l’héritage paternel qu’il obtiendra le jour de ses cinquante-deux ans. Il a donc renoncé à sa licence de détective privé afin de travailler comme agent de sécurité pour la société Haliburton Security, portant le nom d’un ancien colonel de l’armée qui tient en estime l’instable Milo. Tout irait donc pour le mieux s’il n’y avait pas Sarah, cette vieille dame richissime, ancienne maîtresse de son père, qui s’est mise en tête de lui proposer une surveillance de routine dont la rémunération paraît tout simplement indécente. Une aubaine qui se transforme en cauchemar puisque l’un des hommes qu’il observe succombe lors d’un attentat à la voiture piégée. Malgré cette propension à consommer de manière immodérée alcool et cocaïne, Milo Milodragovitch n’a rien perdu de son acuité lui permettant de deviner qu’il va au-devant de graves ennuis afin de découvrir les entournures d’une affaire complexe qui va se régler à coup de grenades et de pistolets mitrailleur.

     

    Il faudra s’accrocher pour suivre les entournures de ce récit rocambolesque émaillé de fusillades tonitruantes éclatant dans les multiples localités que Milo Milodragovitch arpente de long en large en empruntant tous les modes de transport imaginables, mais plus particulièrement au volant de vieilles guimbardes fatiguées lui permettant de sillonner ces longues routes interminables qui traversent les états. Au-delà de l’outrance de situations parfois dantesques, de l’humour saignant de dialogues corrosifs, il y a ce regard bienveillant du héro désabusé que James Crumley capte pour mettre en exergue une époque basculant vers une certaine forme de désenchantement se caractérisant dans l’incarnation de ces multinationales avides de profits. D’une certaine manière précurseur dans le domaine, l’auteur aborde avec La Danse De L’Ours la thématique des désastres écologiques qui ravagent le pays sans que l'on n'en prenne pourtant la pleine mesure. L’acide des mines d’or empoisonnant les rivières, l’enfouissement illégal de déchets toxiques, de préférence à proximité des réserves indiennes, c’est au travers d’une kyrielle de personnages peu recommandables que l’on découvre les arcanes d’entreprises sans scrupule qui peuvent s’appuyer sur l’aide de politiciens véreux, d’agents gouvernementaux corrompus, d’hommes de main coriaces et de femmes forcément fatales se révélant bien plus redoutables qu’il n’y paraît. Autant de portraits attachants ou rebutants qui traversent, parfois de manière fugace, ce récit épique emprunt d’une violence chaotique aux accents funèbres.

     

    Roman tonitruant, à l'image de l'auteur qui transparait par le biais de ses personnages abimés par l'alcool et la drogue, La Danse De L'Ours apparaît comme un récit ambivalent où l'espoir laisse place au désenchantement d'un monde qui se révèle difficilement supportable.

     

    James Crumley : La Danse De L’Ours (Dancing Bear). Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Harvest Moon de Neil Young. Album : Harvest Moon. Reprise Records/WEA 1992.

     

  • Benjamin Whitmer : Evasion. "Sang issue".

    éditions gallmeister,évasion,benjamin whitmerL’ennui avec les écrivains que l’on adule et dont on a vanté plusieurs ouvrages, c’est qu’au bout du compte, on peine à trouver de nouveaux arguments pour vous convaincre de les lire, ceci d’autant plus qu’il est parfois bien difficile d’expliquer le talent que l’on décèle dans cette sensation de spontanéité émanant de certains textes comme ceux de Benjamin Whitmer qui fait partie de ces auteurs américains s’employant à dépeindre sans artifice cette Amérique de la marge au sein de laquelle il est complètement immergé ce qui explique peut-être, du moins en partie, cette sensation de réalisme qui ressort notamment lors des échanges entre les différents personnages qui hantent ses romans. Bien évidemment Pike, premier ouvrage de l’auteur, a suscité un enthousiasme sans précédent auprès des lecteurs, mais il ne faudrait pas sous-estimer Cry Father dont le succès est sans doute moins important, mais qui n’en demeure pas moins un roman absolument exceptionnel ne faisant que confirmer le talent de Benjamin Whitmer que l’on compare désormais à Donald Ray Pollock, Ron Rash ou même Cormac McCarthy. C’est une erreur. S’il peut s’inscrire dans un courant similaire à ces immenses écrivains, Benjamin Whitmer a la particularité de posséder une voix, « une musique », bien particulière qui en fait un auteur à nul autre pareil. Il convient donc également saluer le travail du traducteur Jacques Mailhos qui parvient à restituer toute la quintessence de cette musique, dans sa version française. Que ce soit avec Pike ou Cry Father, Benjamin Whitmer nous avait habitué à des récits mettant en scène une petite poignée de personnages évoluant dans un cadre très contemporain au cœur de ces grands espaces américains. Se déroulant en 1968, dans une petite ville de l’état du Colorado, il en va tout autrement avec Evasion, un grand récit choral dont l’un des thèmes majeurs aborde la question de l’enfermement aussi bien social que carcéral.

     

    En 1968, à Old Lonesome, petite ville perdue du Colorado, il n’est guère question de profiter du réveillon pour ses habitants qui peuvent entendre la sirène de la prison d’état résonnant dans les rues désertes. Douze prisonniers sont parvenus à s’échapper pour entamer une cavale chaotique en se dispersant dans la tourmente d’un blizzard impitoyable. Pour Jugg, le directeur de la prison, il est absolument hors de question que les détenus puissent s’en tirer. Régnant en despote sur la ville, il mobilise gardiens et habitants pour mettre en place une implacable chasse à l’homme dont la violence va rapidement devenir incontrôlable. Mais peu importe, les gardiens de prison conduits par un traqueur hors pair et accompagnés de deux journalistes locaux, croyant tenir un bon article, vont se lancer à la poursuite des évadés qu’ils sont bien décidés à capturer plus morts que vifs. Tous aussi déterminés que leurs poursuivants, il est absolument hors de question pour les prisonniers de retrouver leur enfer carcéral quotidien. C’est donc dans la désolation d’une nuit hivernale sans fin, que les confrontations sanglantes vont se succéder. Déferlement de sauvagerie et de cruauté, cette quête de la liberté à un prix : La mort.

     

    Il fallait bien toute la maîtrise d’un auteur comme Benjamin Whitmer pour faire en sorte que l’on ne se perde pas dans l’impressionnante succession de points de vue d’une multitude de personnages que l’on découvre au gré de chapitres rythmés et dont les titres désignent les rôles des principaux protagonistes que sont Mopar le détenu, Dayton la hors-la-loi, Stanley et Garret les journalistes, Jim le traqueur, Shitrick et Grace les gardiens et Cyprus Jugg le directeur de la prison. Autour de ces individus gravitent toute une kyrielle d’acteurs secondaires qui donnent encore davantage d’ampleur à cette traque se déroulant sur toute une nuit hivernale au sein d’une région isolée par le blizzard. Isolation, solitude, ainsi apparaissent les différentes prisons que sont bien évidemment l’institution carcérale, mais également la ville de Old Lonesome avec des habitants assujettis au tissu économique et à la manne financière provenant de la prison d’état où règne ce directeur omnipotent. Et c’est ainsi que le lecteur perçoit subtilement la déclinaison de toutes ces notions d’enfermement qu’il soit aussi bien social que carcéral au travers de la multitude de personnages habilement campés et dont les caractères révèlent toutes les failles de l’âme humaine. Le désespoir et la noirceur éclatent bien évidemment au détour des scènes de confrontations, entre poursuivants et évadés, se déroulant dans un climat de violence âpre sans pour autant sombrer dans une débauche de brutalités gratuites. Mais il ne faudrait pas s’arrêter uniquement sur ces scènes d’action pour s’attarder sur toute l’ambivalence des différents acteurs qui traduisent, outre cette noirceur et ce désespoir, une certaine forme de lâcheté et de résignation. Ainsi, même une femme comme Dayton, cette fermière trafiquante de marijuana, accrochée à sa ferme qu’elle tient à conserver, incarne une certaine forme de soumission devant l’ordre établi. C’est encore plus flagrant avec un individu comme Jim, possédant un véritable don pour retrouver la trace des hommes qu’il pourchasse mais qui fait l’objet d’un constant mépris de la part de ses proches et de tous les habitants de la ville et qui ne parvient donc pas à s’extraire de sa condition. Outre des thèmes soigneusement déclinés tout au long de l’intrigue, l’autre force des récits de Benjamin Whitmer réside dans ces échanges parfois vifs et ces dialogues acérés qui donnent au récit cette tonalité à la fois spontanée et dynamique qui est encore plus flagrante avec ce roman choral où l’interaction entre les différents personnages devient l’enjeu central de l’histoire.  

     

    Bien plus qu’une simple affaire de traque, Evasion est un roman à la fois prenant et poignant, d’une noirceur terrible parce que l’on s’aperçoit, à mesure que l’on progresse dans les méandres d’une poursuite impitoyable, que les échappatoires, quels qu’ils soient, deviennent complètement vains et qu’il est impossible de briser les carcans sociaux de la ville de Old Lonesome. Un récit sans aucune concession qui vous submergera en vous entraînant dans le sillage de cette déferlante de rage et de haine contenue qui finira éclater en gangrenant les rares lueurs d’espoir et ses dérisoires tentatives d’échapper à son destin.

     

    Benjamin Whitmer : Evasion (Old Lonesome).Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Amen Corner de Jay Munly. Album : Munly & The Lee Lewis Harlots. Alternative Tentacles 2004.

     

  • Gabriel Tallent : My Absolute Darling. La belle et la bête.


    gabriel tallent,my absolute darling,éditions gallmeisterIl est également important de parler des livres qui ont du succès, qui bénéficient d’une belle mise en lumière, d’évoquer un ouvrage admirable que l’on ne  saurait classifier mais qui suscite l’unanimité. D’ailleurs c’est important d’oublier de temps à autre ces étiquettes et autres classifications car parfois, devant la beauté d’un texte conjugué à l’impact émotionnel d’un récit bouleversant il n’est pas indispensable de se déterminer pour savoir s’il s’agit d’un roman noir ou de littérature blanche, d’un récit d’aventure ou d’une intrigue à suspense. C’est d’autant plus important d’évoquer un tel ouvrage lorsque celui-ci a été publié par une maison d’éditions indépendante comme Gallmeister qui ne cesse de prouver que la qualité a encore de l’importance dans un monde littéraire où tout est galvaudé. Peu importe que ce soit Stephen King, les critiques de Harper’s Bazar, du New York Times ou de Marie-Claire qui encensent le roman. D’ailleurs peu importe qu’ils l’aient lu ou qu’il ne s’agisse là que d’une démarche publicitaire destinée à attirer le chaland. Peu importe que sa sortie date déjà de plusieurs mois ou qu’il ait obtenu récemment quelques prix littéraires. Il convient juste de souligner, voire de marteler que My Absolute Darling, premier roman de Gabriel Tallent, ne manquera pas de faire partie des livres incontournables du paysage littéraire américain contemporain qu’il faut lire impérativement.

     

    Julia Alverston a quatorze ans et tout le monde la surnomme Turtle. Âme solitaire, extrêmement farouche, la jeune fille parcourt depuis son plus jeune âge les bois du comté de Mendecino, sur la côte nord de la Californie. Au sein de cet univers sauvage, Turtle est capable de surmonter toutes les difficultés et de faire face à tous les périls. Mais ce n’est qu’une fois de retour dans la petite maison délabrée, nichée au bord de l’océan où elle vit avec son père, un survivaliste charismatique, qu’elle doit affronter le véritable danger. Car dans un rapport amour-haine complexe et extrême, ce père abusif ne cesse de la dévaloriser ou de l’encenser au gré de son humeur versatile. C’est lors d’une de ses escapades dans une forêt des environs qu’elle rencontre Jakob et son camarade Brett qui se sont égarés. Ainsi Turtle noue quelques liens d’amitié avec ces deux jeunes lycéens, ceci d’autant plus qu’elle perçoit dans leurs regards l’estime et l’admiration qui lui ont tant fait défaut. Lui donneront-ils le courage et la force de défier son père afin de se soustraire à sa terrible emprise ?

     

    Il n’est pas seulement question de simple volonté ou de dons innés en littérature pour aboutir à l’excellence d’un tel ouvrage comme My Absolute Darling que Gabriel Tallent a mis huit ans à rédiger. Et c’est avant tout cette notion de travail acharné que l’on perçoit tout au long de ce récit maîtrisé abordant la thématique à la fois délicate et sensible de l’inceste au travers de la domination d’un père tout-puissant qui a bâti tout un univers de survivaliste aguerri pour isoler sa fille du monde extérieur. Même s’il n’épargne guère le lecteur au gré de scènes parfois difficilement soutenables, Gabriel Tallent ne cède jamais aux affres d’une écriture complaisante en évitant ainsi les écueils du voyeurisme et de la vulgarité. Avec My Absolute Darling tout est question d’équilibre dans une mise en scène à la fois délicate et subtile permettant de distinguer les terribles mécanismes que met en œuvre ce père déboussolé qui fait de sa fille une espèce d’égérie qu’il place au centre de son univers disloqué afin de la soumettre aux diverses épreuves qui lui permettront de survivre à cette fameuse apocalypse qui ne manquera pas de dévaster ce monde décadent.

     

    My Absolute Darling c’est donc cet amour absolu que Martin éprouve pour sa fille Turtle qu’il rabaisse constamment pour mieux asseoir son autorité. C’est également cette admiration sans borne que ressent cette jeune fille dépréciée pour un père emblématique et charismatique qu’elle adule, même si elle commence à percevoir quelques failles dans cette armure paternelle. Une relation dévastatrice qui font de Turtle une adolescente perturbée peinant à s’insérer dans le monde qui l’entoure. Maniement des armes, exercices d’entraînement extrêmes et autres sévices abjects, plus qu’une hypothétique apocalypse auquel il faudrait faire face, on perçoit dans la démarche insensée du père la volonté de préparer sa fille à cette confrontation inéluctable en vue de s’affranchir de l’autorité paternelle.

     

    Le choix du comté de Mendocino dans lequel se déroule l’ensemble du récit n’a rien d’anodin puisque l’auteur y a séjourné durant toute une partie de sa jeunesse ce qui lui permet de restituer au travers de ses personnages quelques souvenirs chargés d’émotion à l’instar des escapades que Turtle et ses camarades effectuent sur cette côte boisée, déchiquetée par l’océan Pacifique. Mais outre le décor somptueux que l’auteur détaille avec passion dans la pure tradition de ce courant nature writing, il faut souligner l’aspect social de cette riche contrée du nord de la Californie, peuplée de personnes bien intentionnées à l’esprit plutôt libéral. Il n’empêche que Gabriel Tallent met en lumière, dans un tel contexte, les veuleries et autres petites lâchetés de celles et ceux qui ne veulent pas prendre conscience de la triste situation de Turtle, ceci au nom de la sacro-sainte intimité familiale que l’on ne saurait violer quitte à ce qu’une gamine subisse les pires sévices. Mais avec My Absolute Darling il est surtout question de courage et de volonté avec le portrait saisissant de réalisme de cette enfant à la conquête de son émancipation non pas pour voler de ses propres ailes mais pour protéger ceux qu’elle aime de la fureur d’un père possessif qui a fait de l’amour de sa fille un enjeu meurtrier.

     

    Bien plus que pour la violence des scènes que Gabriel Tallent dépeint sans ambages, My Absolute Darling est un roman âpre parce qu’il explore, avec une rare intelligence et surtout beaucoup de sensibilité, les thèmes de la douleur et de la souffrance d’une jeune fille malmenée dont il restitue le cri intérieur avec une justesse saisissante.

     

    Gabriel Tallent : My Absolute Darling (My Absolute Darling). Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski.

    A lire en écoutant : Fast Car de Tracy Chapman. Album : Tracy Chapman. Elektra Records/Asylum Records 1988.

     

  • ALEX TAYLOR : LE VERGER DE MARBRE. J’IRAI CREVER SUR TA TOMBE.

    le verger de marbre, alex taylor, éditions gallmeister,Néo Noir chez Gallmeister c’est un peu le rendez-vous des mauvais garçons de l’Amérique qui vous balancent des textes avec cet air nonchalant propre à ceux qui vous jetteraient un mégot à la figure. Ca brûle et ça surprend à l’image des romans qui hantent la collection. Pas vraiment des enfants de cœur, mais bourrés de talents vous ne rencontrerez pas ces écrivains dans les salons littéraires, mais plutôt au détour de bars enfumés, occupés qu’ils sont à écluser quelques verres pour se remettre des cours qu’ils dispensent dans des petites facultés de seconde zone. Et c’est dans ce vivier d’hommes et de femmes atypiques que l’on déniche des textes d’une cinglante beauté à l’instar du premier roman d’Alex Taylor intitulé Le Verger de Marbre.

     

    Au Kentucky du côté de la Gasping River ce sont les Sheetmire, père et fils qui conduisent le ferry pour franchir la rivière. Un boulot plutôt peinard qui ne rapporte pas grand-chose si ce n’est quelques ennuis avec des passagers irascibles. Mais quand l’un d’entre eux tente de le détrousser, le jeune Beam Sheetmire parvient à s’en sortir en le trucidant. Un acte qui ne va pas rester sans conséquence puisque la victime n’est autre que le fils de Loat Duncan, un puissant caïd extrêmement dangereux. S’ensuit une traque sans pitié où le chasseur, détenteur d’un lourd secret concernant sa proie, va tout mettre en œuvre pour capturer Beam. Pour Loat Duncan qui se fout de l’honneur, il s’agit tout simplement d’une question de vie ou de mort.

     

    Pour ceux qui éprouveraient une certaine lassitude vis à vis des aventures se déroulant dans l’Amérique rurale, il leur est recommandé de surmonter leurs appréhensions pour se plonger dans un récit qui figure parmi les plus aboutis dans le genre. Et puisqu’il s’agit d’une affaire de traque dont les codes ont été définitivement entérinés avec des films tels que La Nuit du Chasseur de Charles Laughton ou des ouvrages comme Non Ce Pays N’est Pas Pour le Vieil Homme de Cormac McCarthy, Alex Taylor s’est employé à détourner les règles du genre en nous soumettant un texte aux entournures lyriques plutôt surprenant où l’on décèle quelques influences gothiques, diffusant ainsi une atmosphère crépusculaire pas forcément glauque. Il y a un véritable souffle poétique qui se dégage de ce récit inquiétant truffé de métaphores et de périphrases à l’image du titre de l’ouvrage désignant sous une forme plus lyrique, le cimetière où débute et se conclut l’intrigue.

     

    Le Verger de Marbre se distingue également au niveau des protagonistes qui habitent le roman. Ainsi Beam Sheetmire, jeune homme plutôt maladroit et irréfléchi, n‘inspire aucun sentiment d’empathie tant il sème le chaos et la désolation auprès des proches qui tentent de lui venir en aide. De ses maladresses ne résultent qu’une succession de tragédies à la fois déroutantes et violentes qui ne cessent de heurter le lecteur. Quant à son adversaire, Loat Duncan, une espèce de Némésis démoniaque, flanqué de ses chiens féroces, il apparaît bien plus vulnérable qu’il n’y paraît, particulièrement lorsqu’il côtoie cet étrange routier vêtu d’un costume noir. Avec ce personnage au symbolisme exacerbé, on perçoit une aura étrange, presque fantastique qui plane au-dessus de cette histoire intrigante. Au-delà d’une thématique basée sur la vengeance, Alex Taylor pimente l’intrigue en intégrant d’autres enjeux qui se révèlent plutôt originaux pour un roman riche en péripétie. Abruptes, singulière et très souvent cruelles, les confrontations permettent de révéler les caractères de protagonistes dont le côté manichéen est atténué par les veuleries des uns et le courage des autres que l’on ne retrouve pas forcément là où l’on pourrait les déceler.

     

    Les rivières écumantes charrient leurs lots de déchets et autres objets hétéroclites, tandis que les terrains instables s’affaissent alors que l’eau prend une étrange couleur orangée dans ce comté du Kentucky parsemé de maisons abandonnées. Alex Taylor dépeint ainsi d’une manière plus subtile, notamment par le biais de brillantes plages descriptives, les affres d’une région rongée par les maux insidieux de la pollution. Allégorie sur le mal qui se décline sur tous les plans, Le Verger de Marbre exhale les relents malsains d’individus qui n’ont plus grand-chose à perdre dans cette lente agonie silencieuse et inquiétante émanant d’un obscur territoire dépourvu d’avenir.

     

    Alex Taylor : Le Verger de Marbre (The Marble Orchard). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais par Anatole Pons.

    A lire en écoutant : Love de G. Love & Special Sauce. Album : Philadelphonic. Sony Music Entertainement Inc. 1999.

  • James Crumley : Le Dernier Baiser. L’ivresse du voyage.

    james crumley, le dernier baiser, éditions gallmeisterUn bon roman policier doit-il forcément être mal écrit ? Telle était la question que se posait un chroniqueur commentant un mauvais roman policier helvétique que je ne citerai pas. Pour y répondre, il suffit de recommander, parmi tant d’autres, toute l’œuvre de James Crumley qui ne laisse place à aucun doute quant à la qualité de l’écriture et du style d’un auteur qui n’a pourtant jamais bénéficié d’une grande notoriété, ce qui est fort regrettable. Afin de réparer cette injustice, les éditions Gallmeisters ont décidé de publier l’intégralité de ses romans en nous proposant une nouvelle traduction de Jacques Mailhos qui rend davantage justice aux textes originaux de ce romancier hors norme. Cette belle démarche éditoriale a débuté avec Fausse Piste et se poursuit avec Le Dernier Baiser qui met en scène, pour la première fois, les aventures du détective C. W. Sughrue.

     

    C’est n’est pas une sinécure lorsque le détective privé C. W. Sughrue doit se lancer à la poursuite de Trahaerne, une célèbre poète qui s’est mis en tête de fréquenter tous les bars de l’ouest du pays. Mais il faut admettre que la famille de l’écrivain s’est montrée plutôt généreuse, ceci d’autant plus que les notes de frais sont illimitées. De motels décatis en rades atypiques, le détective retrouve l’écrivain dans un bar miteux de la côte ouest et fait la connaissance de Rosie, une vieille barmaid, qui lui confie une nouvelle affaire. Il s’agit de retrouver sa fille Betty Sue Flowers qui n’a pas donné signe de vie depuis dix ans. En compagnie du poète alcoolique, Sughrue entame une longue quête fiévreuse afin de retrouver la jeune fille disparue. Un parcours chaotique, nimbé de violence, d’alcool et d’une pointe acide d’humour.

     

    Avec James Crumley, il faut toujours s’attendre à être quelque peu bousculé en s’embarquant à la suite de héros déjantés, portés sur la boisson. Et il faut bien l’avouer, l’auteur s’y connaît en la matière en distillant son goût immodéré pour la bibine au fil de pages qui exhalent de forts relents d’alcool tout en donnant le tournis. C’est d’ailleurs lorsqu’il se lance dans le descriptif de libations outrancières qu’il parvient à mettre en place des actions dantesques où la folie et la violence virent parfois au burlesque. Mais on aurait tord de s’arrêter uniquement sur l’aspect insensé d’un texte qui révèle davantage d’émotions qu’il n’y paraît. C’est ce qui transparaît de manière particulièrement flagrante avec Le Dernier Baiser où l’on fait la connaissance de Chauncey Wayne Sughrue qui, tout comme Milo Milodragovich, officie en tant que détective privé dans la petite ville de Meriwether. Probablement moins extraverti que son collègue, ceci particulièrement lorsqu’il perd le contrôle après un excès de boisson, Sughrue possède une sensibilité à fleur de peau qui le pousse à s’impliquer plus qu’il ne le devrait dans une enquêtes pour laquelle sa fascination pour cette jeune femme disparue joue un rôle prépondérant, tout comme les autres personnages secondaires féminins qui prennent le contrôle d’une intrigue riche en péripéties. Émancipées, elles se révèlent parfois vulnérables mais également extrêmement redoutables aussi bien dans leur quête d’indépendance que dans le contrôle de leur entourage. James Crumley nous propose ainsi une galerie de portraits de femmes fortes, déterminées autour desquelles se met en place, de manière aussi subtile qu’insidieuse le drame qui clôturera le récit.

     

    Succédant à Chabouté, c’est Thierry Murat qui s’est chargé d’agrémenter Le Dernier Baiser avec une succession d’illustrations qui subliment un roman exceptionnel. De cette manière, le lecteur peut s’élancer sur la route des grands espaces de l’ouest américain que l’auteur s’emploie à dépeindre avec la force lyrique d’une écriture précise et soignée. Chaque mot semble avoir été considéré, pesé et travaillé afin de nourrir des phrases racées permettant d’illustrer, parfois de manière audacieuse, les paysages mais également les ressentis des personnages qui jalonnent le roman. Par l’entremise de dialogues à la fois incisifs et envoûtants, dotés de répliques percutantes, on perçoit une espèce de souffle épique et un certain romantisme nuancé par une sensation de désenchantement qui transparaît tout au long d’un roman qui se dispense de toute forme d’illusion. Car avec Le Dernier Baiser, James Crumley, en narrateur chevronné qu’il est, détient l’art redoutable de clouer le cœur du lecteur au travers d’un roman noir d’une puissance peu commune.

     

    James Crumley : Le Dernier Baiser (The Last Good Kiss). Editions Gallmeister 2017. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Long Lonely Road de Valerie June. Album The Order Of Time. Concord Music Group, Inc 2017.

  • James Crumley : Fausse Piste. Sur les traces de la voie lactée.

    Capture d’écran 2017-02-18 à 00.51.39.pngUne nouvelle traduction de Jacques Mailhos agrémentée d’illustrations en noir et blanc de Chabouté, toutes les occasions sont bonnes pour revisiter l’œuvre de James Crumley comme nous le propose les éditions Gallmeister avec Fausse Piste, premier roman de la série consacrée au détective Milo Milodragovitch. Au-delà d’une traduction plus contemporaine, il s’agit de découvrir ou redécouvrir l’une des voix marquantes du roman noir américain qui fut paradoxalement l’un des écrivains les plus méconnu de ce fameux courant « nature writing » issu de la ville de Missoula dans laquelle James Crumley a toujours séjourné en côtoyant James Lee Burke et Jim Harrison.

     

    A Meriwether dans le Colorado c’en est fini des flagrants délits d’adultère pour le détective privé Milo Milodragovitch qui se morfond désormais dans son bureau depuis que l’on a réformé la loi sur les divorces en le privant ainsi de sa principale source de revenu. Alors que ses finances sont au plus mal, il passe en revue les ruines de sa vie sentimentale entre deux cuites avec ses camarades de beuverie. Une existence bancale sans grandes interférences jusqu’à ce que débarque la belle Helen Duffy à la recherche de son petit frère disparu. Pour les beaux yeux de cette femme séduisante, Milo se lance maladroitement sur les traces du jeune étudiant amateur de tir au revolver au dégainé rapide. Mais l’enquête va se révéler plus chaotique qu’il n’y paraît.

     

    Une écriture généreuse, sincère, dotée d’un humour vachard, c’est la marque de fabrique de James Crumley qui reprend tous les canons du roman noir et du polar en les assaisonnant d’une tension confuse parfois décousue mais qui se révèle au final d’une étonnante maîtrise en embarquant le lecteur dans les tréfonds de l’âme tourmentée de ce détective qui sort vraiment de l’ordinaire. A bien des égards, Milo Milodragovitch présente de nombreuses similitudes avec son auteur dans sa propension à s’imbiber généreusement d’alcool en alternant des périodes de morosité et de gouaille festive tout en s’investissant corps et âmes dans des enquêtes qui s’avèrent bien plus originales qu’on ne pourrait l'imaginer. Publié en 1975, Fausse Piste capte également le climat de révolution culturelle qui régnait à l’époque aux USA. Une période confuse où l’on croise des personnages atypiques comme ce travesti féru d’arts martiaux ou cet ancien avocat qui a renoncé au droit pour s’imbiber quotidiennement et méthodiquement d’alcool. Libéralisation des mœurs qui va de pair avec la consommation de drogues devenant une plaie sournoise et endémique renvoyant aux propres addictions de Milo Milodragovich et de son entourage proche et indirectement à l’auteur qui ne porte jamais de jugement de valeur mais qui témoigne magistralement de son temps.

     

    Parce qu’il ne faut pas s’y tromper, Fausse Piste, comme d’ailleurs la plupart des ouvrages de James Crumley, fait partie de la quintessence du polar en dépassant allégrement tous les codes du genre. On entre dans une autre dimension d’une incroyable facture tant sur le plan narratif que sur l’objet de l’intrigue et il serait vraiment regrettable de passer à côté de cette remise au goût du jour que nous propose les éditions Gallmeister qui a eu la bonne idée de l’agrémenter des illustrations percutantes de Chabouté parvenant à saisir l’atmosphère du roman avec une belle justesse.

     

    James Crumley nous présente donc des récits emprunts à la fois d’une violence crue et d’une grâce parfois émouvante, servis par la force de dialogues truculents et incisifs permettant de mettre en scène toute une galerie de personnages d’une singulière sensibilité, toujours délicieusement humains dans toutes leurs imperfections qu’ils dissimulent sous une somme d’excès et brutalités quelques fois extrêmement saisissante. Ainsi Milo Milodragovitch, ex shérif deputy corrompu et détective alcoolique se distancie des clichés usuels propre à ce type de personnage pour incarner ce qui se fait de mieux en matière de personnage à la fois torturé par ses démons tout en tentant de faire le bien du mieux qu’il peut autour de lui. Homme frustre, parfois très maladroit mais toujours sensible et obligeant, Milo résoudra une enquête pénible et compliquée car parsemée d’une myriade de fausses pistes et dont la conclusion se réalisera à ses propres dépens.

     

    Indéniablement Fausse Piste, comme tous les romans de James Crumley, constitue l’une des très grandes références dans le domaine du polar et du roman noir et s’inscrit dans deux séries emblématiques mettant en scène Milo Milodragovitch pour l’une et C.W. Sughrue pour l’autre, détective également mythique que l’on retrouve dans Le Dernier Baiser qui vient de paraître également au éditions Gallmeister. Et pour achever de vous convaincre de lire James Crumley, il faut bien prendre conscience que Fausse Piste n’est que le début d’une œuvre magistrale qui a révolutionné le genre. Indispensable et fondamental.

     

    James Crumley : Fausse Piste (The Wrong Case). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : The Ghosts of Saturday Night de Tom Waits. Album : Asylum Years. Asylum 1986.

  • STEVE WEDDLE : LE BON FILS. ILLUSIONS PERDUES.

    steve weddle, le bon fils, éditions gallmeister, roman noir, usaUne nouvelle fois, nous partons à la rencontre de cette Amérique profonde avec Le Bon Fils, premier roman de Steve Weddle qui présente des scènes de vie du quotidien désenchanté des habitants d’une petite ville située à la frontière de l’Arkansas et de la Louisiane. Crise économique et petite délinquance sont les cocktails détonants pour une population enlisée dans la désillusion et l’absence de perspective d’avenir conjugée à une spirale de violence qui vire parfois au drame sordide. Sur l’autel des sacrifiés, c’est la jeunesse qui fait les frais de cette précarisation avec cette propension effrayante à trouver refuge dans la consommation de stupéfiants dont la fabrication et le trafic deviennent l’unique ressort économique de la région suscitant de ce fait toutes les convoitises.

     

    Roy Allison aura beau faire, il restera toujours le garçon qui a tué ses parents lors d’un accident de la route alors qu’il était sous l’emprise de la drogue. Une alternance de délits et de frasques agrémentée de séjours en prison ont émoussé ses vélleités de révolte et désormais hébergé chez sa grand-mère il aspire à une vie plus paisible. Mais il est parfois difficile de s’en tenir à une ligne de conduite honorable lorsque l’on ne parvient pas à conserver son job en vous jetant constamment votre passé à la figure. Et puis cette misère sociale est comme un cancer qui vous empêche d’avancer. Mais coûte que coûte Roy Allison se frayera un chemin pour s’extriper d’un destin foireux, même si pour cela il doit trahir tout en faisant usage d’une violence aussi déterminée que calculée.

     

    S’agit-il d’un roman choral ou d’un recueil de nouvelles ? On ne saurait le dire vraiment et c’est peut-être pour cette raison que le roman de Steve Weddle s’avère extrêmement troublant avec une narration confuse dont on peine à trouver le sens au niveau de l’intrigue. C’est d’autant plus dommageable qu’il faut bien reconnaître l’excellente mise en scène des dix-huit chapitres composant le roman. Chacun d’entre eux portent des titres parfois singuliers soulignant d’autant plus cette sensation de nouvelles où l’auteur dénonce tour à tour les spirales infernales de la délinquance et du surendettement, les ravages de la drogue et de ses réglements de compte liés aux trafics, l’écho de la guerre dont les répercussions bouleversent ces parents plongés dans un deuil bien trop prématuré. Sur fond de récession et de ralentissement économique on perçoit l’enlisement d’une société qui ne peut trouver d’avenir pour sa jeunesse que dans le baseball qui cesse d’être un jeu pour devenir un enjeu lié aux bourses d’étude que l’on peut obtenir en fonction d’un hypothétique potentiel dans ce sport complexe. On est loin des récits de rednecks associaux pour se plonger dans un univers déliquescent où l’on s’efforce de survivre du mieux que l’on peut afin de préserver un semblant d’espoir.

     

    C’est lorsque l’on aborde le récit dans son ensemble que les difficultés surviennent à l’instar de la kyrielle de personnages qui se manifestent parfois de manière très fugace et dont certains sont dépourvus d’identité comme le fils de Champion Tatum qui apparaît dans les chapitres Champion et Le Truc Avec des Plumes. On ignore également l’identité du mari de Nancy (chapitre All’Star) et du petit frère de Dougie Robinson qui intervient de manière déterminante dans le chapitre La Fumée se Dissipe. Pour corser le tout, ces deux protagonistes sont déclinés sur le point de vue narratif interne tout comme les parties concernant Roy Allison, acteur central du roman, son cousin Cleovis Potterfield (chapitre A Crédit) ainsi qu’un mystérieux personnage prénommé Doyle (chapitre Réception). Néanmoins dans le chapitre Ce Genre de Tête, Roy Allison est subitement conjugué sur le point de vue narratif externe sans que l’on n'en comprenne l’utilité ou le sens alors qu’il s’agit peut-être tout simplement d’un effet de style destiné à souligner le malaise en perturbant le lecteur. Il faut également prendre en considération le fait que les personnages sont parfois désignés au moyen de leurs diminutifs ce qui achévera de déconcerter les lecteurs les plus aguerris.

     

    Ainsi Le Bon Fils génère davantage de confusion au fur et à mesure de la progression d’une lecture devenant tellement laborieuse qu’elle peut inciter à l’abandon pur et simple du roman. Et quelle que soit la qualité d’écriture où la belle fulgurance de certains passages on demeure immanquablement contrarié par un récit qui décoit plus qu’il ne surprend. Dommage.

     

    Steve Weddle : Le Bon Fils (Country Hardball). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Josette Chicheportiche.

    A lire en écoutant : Cross Bones Style de Cat Power. Album : Moon Pix. Matador 1998.

  • CHRIS OFFUTT : LE BON FRERE. PRISONNIERS DANS L’IMMENSITE.

    chris offutt, le bon frère, éditions gallmeister, collection totem, missoula, montana, kentucky Une nature encensée et magnifiée dans laquelle on déploie les rapports humains au cœur de ces immensités sauvages pour nouer des tragédies silencieuses qui s’achèveront dans une violence sourde et assumée tout à la fois, en passant des forêts vallonnées du Kentucky aux massifs abrupts du Montana, Le Bon Frère de Chris Offutt s’inscrit dans ce fameux courant littéraire de nature writing en décrivant la longue errance d’un personnage enfermé dans cette logique du devoir à accomplir.

     

    Le sang appelle le sang. Tout le monde sait qui a tué Boyd. Mais dans les contrées délaissées des Appalaches où rien ne se règle par le biais des tribunaux, il faudra bien que Virgil fasse le nécessaire pour venger la mort de son frère. C’est en tout cas ce que tout le monde attend de lui, même s’il aspire à une vie tranquille dans ses collines du Kentucky. Mais l’attente est trop forte et personne ne fera en sorte de le dissuader d’accomplir son devoir, bien au contraire. Pourtant, tuer un homme n’est pas une chose aussi simple qu’il y paraît et cette spirale de violence pourrait bien ne jamais s’achever. Il faut donc fuir, traverser les immenses plaines du pays, puis se faire oublier dans les vallées sauvages du Montana pour tenter de panser ses blessures et ses regrets dans la solitude de l’exil.

     

    Sans être trop ostentatoire sur la forme, nous sommes immédiatement saisis par la prose lyrique de Chris Offutt dépeignant les contrées sauvages dans lesquelles évoluent ses personnages. Il y a tout d’abord cette première partie se déroulant dans le Kentucky où l’on perçoit toute l’affection que l’auteur porte à cette région dont il est originaire. Au travers des vallons, des forêts et de cette population locale disséminée, ce sont de somptueuses fresques naturalistes empruntes d’un élan poétique assumé qui nous permettent de nous immerger totalement dans le récit en suivant le quotidien de Virgil. Cette sensation de sérénité va bien évidemment s’estomper au fur et à mesure du périple de Virgil qui devient de plus en plus instable dans cette région du Montana paraissant plus hostile et plus inquiétante dans toute sa magnificence.

     

    Même si les territoires sont immenses, même si certaines contrées sont complètement délaissées, Virgil semble être à la recherche de cette frontière lointaine de l’ouest sauvage dont l’Alaska deviendrait l’ultime incarnation d’une quête de liberté inassouvie. Et pour cause, le paradoxe du roman célébrant l’oubli, la fuite et le renouveau provient du fait que tous les acteurs sont prisonniers de leurs peurs et de leurs devoirs. Pour Virgil, c’est bien évidemment cette nécessité d’accomplir une vengeance dont il ne perçoit pas l’impérieuse nécessité hormis dans le regard de son entourage qui fait pression sur lui. C’est encore plus tangible dans la logique de ces miliciens du Montana qui craignent l’intrusion d’un gouvernement personnifiant désormais cet ennemi invisible contre lequel il va falloir en découdre. Les portraits de ces miliciens sont d’ailleurs saisissants d’humanité avec leurs certitudes de lutter pour le bien commun et de protéger des valeurs qu’eux seuls seraient à même de partager.

     

    Un voyage mélancolique au cœur d’une Amérique rurale dépeinte sans ostracisme sur fond de paysages grandioses avec une belle description sans concession de la ville de Missoula, patrie de ce courant littéraire d’écrivains célébrant la nature et dont fait désormais partie Chris Offutt. Une belle écriture pour une intrigue solide sur le renoncement de l’identité et des racines. Le Bon Frère incarne le souffle brut de la poésie naturaliste, allié à la tragédie des grands romans noirs.

     

    Chris Offutt : Le Bon Frère. Editions Gallmeister/Collection Totem 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Freddy Michalski.

    A lire en écoutant : Song For James Welch de Richmond Fontaine. Album : $87 and a Guilty Conscience. 2007 El Cortez Records.